vendredi 16 septembre 2011

Edward Tenner: les conséquences inattendues de l'innovation

Voici une conférence TED d'un historien des technologies moins banale qu'il y paraît. Edward Tenner nous présente ici une vision "non-linénaire" du "progrès technologique". Vision ni idyllique, ni apocalyptique, mais sérieuse et utile. Cette conférence est un peu elliptique et, pour la traduction française que j'ai faite pour TED.com, il m'a fallu reconstituer une partie de l'articulation logique de la pensée de ce chercheur. Mais cela valait la peine.

Les idées sous-jacentes me semblent non seulement dignes d'intérêt mais, à la réflexion, elles sont extrêmement riches, voici:


L'innovation technologique a parfois, et même souvent, des conséquences inattendues comme l'illustrent les exemples cités par Edward Tenner. Le progrès technologique et les améliorations qu'il apporte au quotidien sont loin d'être un processus régulier et inéluctable. Tenner nous présente ici de nombreux exemples édifiants.

Quelles sont les leçons des anecdotes rapportées par E. Tenner ?

1) Le Story Telling: Même si certains ont trouvé cette conférence mal construite, il y a de très nombreuses idées et leçons à en tirer. C'est vrai, une suite d'anecdotes ne suffit pas et Tenner n'est pas un grand orateur, et pourtant, la conférence a été vue plus de 140000 fois en quelques jours, c'est cela la magie de TED. Compte tenu de la richesse sous-jacente des recherches de E. Tenner et de ses collègues, ce film ne leur rend pas totalement justice. C'est peut-être la limite du "talk" de TED. Raison de plus qui fait qu'une conférence TED doit être travaillée avant: répétée et re-répétée puis creusée après. Eclaircissements:

2) L'impact de la technologie sur l'évolution de l'humanité elle-même: l'agriculture est un progrès indéniable de l'humanité or les chercheurs montrent qu'initialement et pendant des siècles le progrès technologique a eu nombre de conséquences négatives. Raccourcissement de l'espérance de vie, diminution de la qualité de la ration alimentaire, asservissement de la femme, inégalités sociales accrues ... Les baguettes au Japon amenèrent une diminution de la denture et de la dent elle-même. Alors progrès ou reculs ? Heureusement qu'aucune ONG n'a mené d'enquête sur les conséquences de l'agriculture mésopotamienne (pourtant essentiellement bio !)  il y a 10000 ans car les conclusions du rapport eussent été dramatiques !

3) Les essais/erreurs: l'histoire de la médecine montre qu'il a fallu très tôt faire attention à ne pas causer plus de mal au patient qu'avant le traitement. Jusqu'aux débuts de la neurochirurgie qui montre que sans un travail minutieux de notes sur tous les essais et erreurs des interventions, cette discipline n'aurait pas avancé. Il fallait que les patients soient ignorants ou désespérés mais au bout du compte, nous en bénéficions aujourd'hui.
 
4) La complexité: au 19ième siècle, à ces effets inattendus et aux tâtonnements du passé s'ajoute un nouveau phénomène, celui de la complexité (dont je parle souvent dans mes billets). Tenner nous parle de Mark Twain qui s'est ruiné en faisant la promotion du typographe Paige, merveille de technologie pour l'époque mais monstre de complexité mécanique. Où l'on voit d'ailleurs que toujours plus d'une solution qui marche (ici la mécanique) peut conduire à l'impasse. Il fallait une rupture technologique pour faire proprement ce que la Paige faisait, il fallait attendre l'offset puis la photocomposition numérique.

5) Les leçons des catastrophes et des crises: le Titanic a coulé et beaucoup de passagers sont morts parce qu'il n'y avait pas assez de canots de sauvetage. Puis l'Eastland a chaviré à Chicago plus ou moins parce que l'on tiré des leçons du Titanic: on a rajouté des canots. Mais on a omis de repenser l'agencement et le lest et ce bateau a coulé emportant 815 personnes avec lui. Les catastrophes permettent de tirer les leçons mais il faut parfois plusieurs catastrophes pour tirer les leçons des erreurs des leçons de la précédente ... J'espère pour mes amis de Flamanville que nous n'aurons pas besoin d'un autre Fukishima dans le Cotentin pour tirer les leçons de nos approximations dans le nucléaire ...

6) Le risque des politiques de sécurité: parmi les leçons des catastrophes, il y a les procédures et les politiques de sécurité. Le chavirage de l'Eastland est un exemple mais nous en avons d'autres autour de nous. Je parlerai peut-être du grand guignol des mesures anti-terrorismes dans les aéroports mais je vous livre ici un fait divers qui concerne l'automobile et dans ce cas une "deutsches Auto": l'audi A6, voici le lien qui raconte comment un jeune fêtard est mort asphixié cette fin Août, piégé par le système anti-vol du véhicule familial. Il ne fait pas bon de s'endormir au volant mais encore moins de s'endormir dans une voiture de luxe verrouillée.

7) La collaboration: nous l'avons vu, les grandes crises ou les grandes catastrophes sont l'occasion de progrès technologiques une fois la complexité maîtrisée et les tâtonnements effectués. Les grandes crises ou guerres par exemple comme celle de 1940 sont aussi des aiguillons très fort du progrès. Exemple: la pénicilline découverte en 1928 et qui était produite expérimentalement en très petites quantités jusqu'au début du conflit. L'impératif d'améliorer les soins sur le champ de bataille a poussé les laboratoires à partager leur savoir et à collaborer (poussés par l'Etat américain) et en moins de 2 ans, l'industrie américaine produisait ce médicament par cuves de 40000 litres !

8) La pluridisciplinarité: au delà même du simple partage de connaissances entre experts d'un même domaine, il y a lieu d'observer les phénomènes technologiques de manière pluridisciplinaire, d'autres diraient "écologiques" (au sens de l'étude systémique des relations dans leur environnement et non au sens politique). Prenez l'histoire des lecteurs de bandes magnétiques d'IBM des années 70 qui tombaient en panne systématiquement lorsqu'ils étaient placés à côté d'un conduit de ventilation. La cause ? La composition chimique d'un bactéricide des systèmes de ventilation contenant des particules d'étain assez volatiles et mortelles pour les têtes des baies de lecture. Et pourquoi un bactéricide ? Pour combattre la légionellose ! Comme dit Tenner, c'était la première fois que des systèmes mécaniques (et avec eux des ordinateurs) succombaient des suites d'une maladie humaine !

9) L'écart entre développement technologique et prévisions des effets: du fait de tout ce que nous venons de dire, il y a lieu de travailler à comprendre et réduire l'écart entre le progrès et les prévisions des innovations technologiques. Pour Tenner le premier est en fait imprévisible mais il est globalement en croissance géométrique alors que nos prévisions "contrôlées" sont au mieux en croissance arithmétique. D'où un écart croissant et une perte de contrôle croissante. Cela peut expliquer le sentiment d'impuissance croissant que tout un chacun peut avoir. Faut-il pour autant revenir frileusement en arrière ... si tant est que cela soit possible ?

10) L'innovation en temps de grand stress (crises): 1929 et la grande Dépression qui a suivi est la décennie la plus féconde en innovations, la deuxième guerre mondiale a vu la mise en oeuvre industrielle d'inventions absolument majeures. Sans surprise les périodes de crises sont donc des périodes de grand stress créatif. C'est donc aussi sans surprise que notre présent marqué par la révolution des TIC et bientôt des bio-techs et des nano-techs sera vraisemblablement une période de ruptures majeures, d'ordre civilisationnel. Notre crise financière en est certainement un symptôme.

11) La rupture créative individuelle: sur un plan individuel, Tenner nous raconte l'histoire de l'invention du copieur de Rank Xérox dans les années 30 par un avoué aux dépôts de brevets qui ne trouvait pas de meilleur boulot mais qui en avait marre des systèmes de reproduction de l'époque. Le stress de la rupture individuelle par exemple dans une carrière est aussi une cause de créativité technologique.

12) Le principe de sérendipité: dans le cas de l'étude de Pasteur sur les vers à soie, Tenner nous dit que le hasard et ses conséquences chaotiques l'ont amené, partant d'un problème circonstanciel dû à la surexploitation industrielle du vers à soie, à formuler des principes généraux à portée majeure sur la biologie microbienne. Je me permets d'aller un cran plus loin. Adoptons l'état d'esprit du Prince Sérendip d'Horace Walpole et soyons prêts à accueillir les découvertes que nous ne cherchions pas mais que nous faisons tout de même. Cette fable a donné le concept de Sérendipité bien connu des cogniticiens.



En quoi cela nous concerne-t-il ? 

La foi et la nécessité: nous vivons avec ce dilemme depuis l'aube de l'humanité. A la lecture des conséquences inattendues et négatives relatées par E. Tenner, certains seront tentés de vouloir mettre la créativité technologique humaine sous contrôle pour sécuriser et probablement geler le tout comme l'inquisition apostolique et romaine. D'autres regarderont les conséquences bénéfiques des progrès technologiques et s'en réjouiront au point de développer des errements "scientistes". Ce sont à mes yeux les deux côtés éternels de la même médaille. L'important est probablement dans l'épaisseur de la médaille dont Tenner nous fait prendre conscience si on veut bien l'écouter sérieusement.

Le pouvoir du "ET": Nous sommes face à des défis écologiques, économiques ET sociaux sans précédents ... ET nous disposons de compétences et d'une expérience collectives sans précédent. Il y a donc des risques ET nous pouvons y faire face si nous le décidons. 

Je ne dirais donc pas comme E. Tenner que le chaos advient et qu'il faut en faire le meilleur usage. Je dirais plutôt que nous n'avons pas le choix et que la nécessité est un meilleur aiguillon que la recherche de sécurité. Pour ma part, je pense que nous allons être chahutés sérieusement et que des catastrophes de tous ordres sont probables (nucléaire, bancaire, bactériologique, climatologique ... pour faire référence à mes derniers billets) ET que l'humanité en tirera parti. C'est mon pari sur la résilience humaine. Par contre, pour faire référence à l'article de Paul-Henri Pion (juste en dessous), il ne faudra pas s'attendre à conserver nos "avantages acquis" individuels et collectifs ... la technologie n'est pas magique, les changements seront majeurs et souvent durs. Mais après tout, si des conséquences inattendues sont probables, elles sont par définition encore inconnaissables donc nous verrons bien. Le pire n'est pas certain non plus !

Pour aller plus loin (en anglais)
un article de M. Tenner, 
son site
un article court de Princeton University
et son blog

3 commentaires:

actionive a dit…

La pire des choses serait d’utiliser un prétexte pour brider l’innovation humaine, ce qui nous condamnerait à une situation sans issue, ou à l’attente d’un miracle, pour relever les défis qui nous attendent à terme.

Didier Chambaretaud a dit…

@ACTINIVE: on pourrait essayer mais je ne crois pas que l'on y arriverait longtemps. Pensons à l'ingéniosité des prisonniers de Colditz qui réussirent avec les moyens du bord à presque s'échapper en masse de coeur du Reich ... Tenner nous le dit l'innovation est chaotique et c'est bien ainsi.

pihetch a dit…

Merci d'avoir éclairés les propos de M Tenner avec le concept de sérendipité qui, bien que sous tendant le propos, manquait de visibilité. Cet apport rend son propos encore plus intéressant.